Intervention de Monique Baujard lors de l’assemblée générale de Promesses d’Eglise,
le 2 février 2021
Monique Baujard est doctorante en théologie et responsable associatif
Le collectif Promesses d’Eglise s’est formé à la suite de la Lettre au Peuple de Dieu du pape François. Une lettre qui marque un point de non-retour dans l’Eglise. D’abord parce que le pape y fait le lien entre abus sexuels, abus de pouvoir et abus de conscience. Ensuite, parce qu’il invite explicitement tous les baptisés à se préoccuper du fonctionnement interne de l’Eglise. Le pape lie très fortement transformation ecclésiale et sociale. L’Eglise n’existe pas pour elle-même, elle est là pour le monde. Pour éclairer le monde, elle doit sortir de la crise des abus, elle doit en sortir transformée.
C’est à partir de la crise, non pas des abus, mais de la Covid-19, que le pape a publié un petit livre intitulé « Un temps pour changer ». Paru début décembre 2020, il n’a pas bénéficié de beaucoup de publicité, peut-être parce qu’il est venu peu de temps après Fratelli tutti. Fratelli tutti est un très beau texte qui reprend beaucoup d’allocutions faites par le pape François sur le thème de la fraternité en différentes occasions. C’est aussi une encyclique, donc un document officiel et assez long du magistère.
Le livre « Un temps pour changer » offre un texte beaucoup plus court mais aussi une parole beaucoup plus personnelle du pape François. Il parle de la crise sanitaire qui nous déstabilise tous et se livre à une réflexion sur l’incidence des crises dans nos vies (1). Il affine un certain nombre de ses idées, déjà esquissées ailleurs. Sur deux points, sa pensée est originale et novatrice. D’abord lorsqu’il s’agit d’aborder les conflits et les divergences. Sur ce point le pape fait le lien avec la synodalité et cela rejoint très directement l’expérience de Promesses d’Eglise (2). Je n’aurai pas le temps ce soir d’aborder le second point concernant la formation et la vie d’un peuple, mais dans les deux cas, il y a un va-et-vient entre la vie de l’Eglise et la vie en société. Ils mettent en évidence, d’une façon peut-être inattendue, comment l’Eglise peut inspirer la société aujourd’hui.
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La vie au gré des crises
« On ne sort jamais indemne d’une crise ; c’est une règle fondamentale. Si tu t’en sors, tu en sors meilleur ou pire, mais jamais comme avant ». Dès la première page, la franchise du ton est là. Le pape nous dit que dans la vie nous sommes tous mis à l’épreuve et que c’est ainsi que nous grandissons. Les crises nous révèlent, dans notre grandeur ou notre petitesse. Nous pouvons régresser ou créer quelque chose de nouveau. La crise est une opportunité pour changer, pour laisser la place à la nouveauté dont nous avons besoin. Pour cela, il faut se laisser toucher par la douleur des autres et oser rêver « en grand », concevoir de meilleures façons de vivre ensemble sur cette terre.
Le titre français du livre est « un temps pour changer » mais les titres originaux en espagnol et anglais sont « soñemos juntos / let us dream », c’est-à-dire « rêvons ensemble ». Le pape rêve d’un mouvement populaire généreux, qui abandonne l’individualisme comme principe d’organisation de la société, qui affirme que nous avons besoin les uns des autres, qui valorise le bien commun et se concentre sur la fraternité. Pour lui, des cœurs éprouvés par la crise peut jaillir un débordement de miséricorde, signe de la présence de Dieu parmi nous. L’idée que l’humanité pourrait sortir meilleure de la crise est pour François un motif d’espérance, mais pour cela il indique qu’il faut voir clair, bien choisir et agir correctement. C’est ce triptyque, un temps pour voir, un temps pour choisir, un temps pour agir, qui rythme le livre.
Il montre alors dans « un temps pour voir » comment une crise peut nous permettre d’élargir notre regard. Cela n’a rien d’automatique. Le narcissisme, le découragement et le pessimisme peuvent nous enfermer dans notre malheur et il faut les combattre. L’indifférence à la souffrance de l’autre peut aussi détourner notre regard et nous faire passer à côté des opportunités de changement. Mais un discernement est possible, nous pouvons nous laisser toucher par la souffrance des autres et nos yeux peuvent s’ouvrir aussi sur nos propres défauts. La Covid provoque aujourd’hui une mise à l’arrêt de la société, mais de telles mises à l’arrêt surviennent dans chaque vie. Nous avons alors besoin des autres. Nos « Covid personnelles » révèlent ce qui doit changer. Après avoir cité quelques exemples bibliques, le pape parle très ouvertement des trois crises personnelles qu’il a vécues et comment elles l’ont changé.
La crise en 1957 avec l’opération du poumon qui lui a failli couter la vie ; son séjour en Allemagne où il a fait l’expérience du déracinement et, surtout, l’épreuve d’une mise à l’écart avec un séjour de deux ans dans une bourgade en Argentine. Il en parle avec simplicité, posant un regard critique sur lui-même, analysant le comportement des autres, et admettant que ces crises l’ont marqué à vie.
Il conclut : « Ce que j’ai compris, c’est que tu souffres beaucoup, mais si tu te laisses transformer, tu en sors meilleur. Et si tu t’enfonces, tu en sors pire ». Le plus grand fruit d’une crise est pour lui : « la patience, saupoudrée d’un sain sens de l’humour qui nous permet d’endurer et de faire de la place pour que le changement se produise ». Avec en prime une lucidité qui lui fait dire que la bataille n’est jamais finie : le diable, une fois éloigné, peut encore renvoyer sept autres démons bien pires !
Ce sont de très belles pages, où le pape parle à hauteur d’homme, il n’y a pas angélisme naïf ni de défaitisme. Mais le conseil d’accepter la crise comme une occasion pour se laisser transformer, personnellement et collectivement. Et en ce sens-là, c’est un message d’espérance qui nous fait du bien.
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Avancer ensemble avec nos différences
Entre le temps pour voir et le temps pour agir, il y a une phase de discernement nécessaire : le temps de choisir. Dans cette partie le pape explique le discernement des esprits. Il refuse à la fois une conception rigide de la vérité, comme si celle-ci était une entité statique, et le relativisme, qu’il qualifie de camouflage de l’égoïsme.
Comme indiqué, le pape rêve d’une société qui proposerait le principe de fraternité comme principe organisateur de la vie commune au lieu de l’individualisme. Cela implique de faire une unité, unité des cœurs et des esprits, qui respecte les différences. Alors qu’aujourd’hui, il y a un vrai risque de fragmentation de la société. Le pape dénonce une compétition où les adversaires cherchent seulement à s’annuler dans un jeu de pouvoir. Quand le dialogue sincère fait défaut, le résultat est une polarisation de toutes les questions politiques. Pour le pape, il ne s’agit pas d’éviter les conflits mais de s’engager dans le conflit, d’assumer le désaccord d’une manière qui empêche de tomber dans la polarisation. Affronter les divisions, tout en permettant à des nouvelles pensées d’émerger pour transcender les désaccords.
Pour cela le pape s’inspire de Romano Guardini et son concept de pensée « incomplète », inachevée. Le pape dit avoir appris de Guardini (sujet de sa thèse qu’il n’a jamais terminée) de ne pas exiger toujours des certitudes absolues, d’affronter les problèmes complexes en acceptant qu’ils ne peuvent être résolus par une simple application des normes. Qu’il est des moments où il faut laisser un espace pour la contemplation, le discernement pouvant se poursuivre plus tard. Une façon de penser qui, aux dires du pape, permet de naviguer dans les conflits sans se faire prendre au piège.
Il explique que Guardini fait la différence entre contradictions et contrapositions. La contraposition existe quand deux pôles sont en tension comme, par exemple, le local et le global. Ce sont deux visions différentes d’un même problème, mais il peut y avoir entre elles une tension féconde et créatrice. La contradiction, au contraire, oblige à choisir entre le bien et le mal. Il n’y a pas de tension féconde car l’un est la négation de l’autre.
Pour le pape, beaucoup de divergences relèvent des contrapositions mais, sous l’effet d’une pensée médiocre, il y a une tendance actuelle à les traiter comme des contradictions. Des politiques sans scrupules réduisent ainsi des problèmes complexes à des choix manichéens. De l’autre côté, il peut y avoir une volonté de nier la tension inhérente aux contrapositions. Le risque est alors de tomber dans le relativisme (tout se vaut) ou dans la paix à tout prix. Clairement, François refuse l’une et l’autre approche. Pour lui, il s’agit d’endurer le conflit, de discerner, pour essayer d’aller au-delà des apparences et ouvrir sur une nouvelle synthèse qui préserve les différents pôles. Lorsque le dialogue se fait dans la confiance et que tous acceptent de se mettre dans une humble recherche du bien commun, il peut y avoir alors une telle percée dans le dialogue, une solution inattendue, comme un don, un débordement. Ce débordement, le pape François y reconnaît la présence de Dieu.
C’est pour encourager de tels débordements que le pape a voulu remettre à l’honneur cette ancienne pratique dans l’Eglise qu’est la synodalité. Le but n’est pas tant de forger un accord que de reconnaître, d’honorer et de réconcilier les différences dans l’Eglise sur un plan supérieur où le meilleur de chacun peut être retenu. François fait le détour par la musique pour expliquer qu’il faut bien des notes différentes pour créer une harmonie. L’harmonie est plus riche que chaque note, plus complexe, plus inattendue, tout est dans l’articulation des singularités. Dans l’Eglise, c’est l’Esprit Saint qui crée l’harmonie. Cette harmonie nous permet d’avancer ensemble sur le même chemin (synodos), avec toute la palette de nos différences.
En cela, les pages du pape renvoient directement à ce que nous essayons de vivre à Promesses d’Eglise. Nous sommes différents, le CCFD et l’Emmanuel, pour ne prendre qu’un exemple, ce n’est pas la même façon de vivre sa foi. Mais il nous semble qu’il y a une tension féconde entre nous et nous espérons que quelque chose d’inattendue peut en sortir. Au moins, pour le moment, c’est une expérience très enrichissante pour nous-mêmes.
Mais, cela va plus loin. Cette nouvelle façon de vivre en Eglise est importante pour la société. Le pape le dit : « Cette approche synodale est quelque chose dont notre monde a grand besoin. Plutôt que de chercher la confrontation, de déclarer la guerre, chaque partie espérant vaincre l’autre, nous avons besoin de processus qui permettent aux différences d’être exprimées, entendues et maturées de manière à ce que nous puissions marcher ensemble sans avoir besoin de détruire qui que ce soit ».
Ici le lien entre transformation ecclésiale et sociale est évident. C’est parce que les catholiques arriveront à faire chemin ensemble en honorant leurs différences qu’ils vont pouvoir inspirer la société à vivre autrement les conflits et les désaccords. L’Eglise synodale n’est pas une Eglise qui dit aux autres ce qu’ils doivent faire ou pas faire. C’est une Eglise qui vit une expérience qu’elle cherche à partager avec la société. C’est une toute autre posture. C’est une exigence pour nous tous mais c’est aussi très enthousiasmant.
Le pape n’est pas naïf et dans les pages qui suivent il évoque les difficultés expérimentées lors des trois synodes qui ont déjà eu lieu (synode pour la famille, pour les jeunes et pour l’Amazonie). La synodalité commence avec l’écoute de tout le peuple de Dieu, une écoute réciproque et une écoute de l’Esprit Saint. La discussion pendant le synode ne porte pas sur les dogmes mais sur la façon dont l’enseignement de l’Eglise peut être reçu et vécu aujourd’hui. Dans cette discussion, la franchise est de rigueur et le pape trouve normal qu’il puisse y avoir des désaccords et des débats intenses. Certains ont bien essayé d’imposer leurs points de vue, de faire pression, de s’arroger le monopole de l’interprétation, révélant parfois des agendas cachés. Les médias ont souvent focalisé sur des points particuliers (divorcés-remariés, ordination des hommes mariés), passant à côté des véritables enjeux des synodes. Le pape n’ignore rien de tout cela et ne propose pas la synodalité comme un remède miracle. Il estime que nous pouvons tirer des leçons de l’expérience synodale.
D’abord, ce qui importe n’est pas tant d’arriver à un accord que de marcher ensemble, de s’écouter mutuellement dans le respect et la confiance, de croire en notre unité et d’accueillir la nouveauté que l’Esprit nous révèle.
Ensuite, c’est accepter de laisser place à un débordement, à l’émergence de solutions imprévues qui peuvent nous obliger à nous remettre en cause.
Enfin, c’est une nouvel apprentissage du temps dont le pape affirme toujours qu’il est supérieure à l’espace. La crise de la Covid peut nous aider car elle a modifié notre rapport au temps. Le temps appartient à Dieu et « notre Dieu est un Dieu de Surprises, toujours en avance sur nous ».
Ainsi ce livre du pape François nous encourage tous à continuer sur le chemin de la synodalité et Promesses d’Eglise ne peut que s’en trouver conforté dans sa démarche.