Luca Castiglioni, préface de Christoph Theobald, Editions du Cerf « Cogitatio fidei », 2020, 688 p.
Un ouvrage majeur vient nous rejoindre au cœur d’une conjoncture sensible. Il a pour objet initial la question des femmes dans l’Église, telle qu’elle s’impose toujours plus en notre contexte sociétal et ecclésial. Mais le sujet est ici démultiplié par Luca Castiglioni – prêtre du diocèse de Milan – à une ampleur et une profondeur qui donnent à l’ouvrage un prix unique. Exemplaire est la générosité de l’intelligence théologique qui s’exerce tout au long d’une enquête qui sollicite, de façon croisée, l’anthropologie et la théologie, sur la longue durée des siècles de christianisme, jusqu’à ce moment de crise – moment de clairvoyance critique – qui se vit présentement dans l’Église.
Au point de départ, il y a la résolution de prendre en compte sans esquive cléricale une parole de femmes forcément dérangeante, sans se laisser effaroucher par le terme de féminisme, ni par certaines radicalités. Il y a aussi cette évidence que la théologie trouve d’autant plus de consistance qu’elle associe auditus fidei et auditus temporis, comme le concile Vatican II a pu y engager en s’ouvrant lui-même à une écoute du monde auquel la foi entend parler. Ainsi, Castiglioni prend la peine de s’immerger dans une foisonnante littérature féministe sur le mode d’un « écouter discernant », selon un terme de la préface de Christoph Theobald, directeur de la thèse que fut d’abord ce livre. Au terme de quoi, l’auteur questionne avec franchise : avons-nous assez écouté les femmes ? Les réponses formulées par l’Église sont-elles à la hauteur des problèmes ? L’histoire de l’anthropologie chrétienne est alors revisitée, d’Augustin au concile Vatican II, en passant par la théologie d’Hans Urs von Balthasar (1905-1988) et son double principe marial et pétrinien, censé accorder une pleine reconnaissance au féminin. C’est l’occasion de très précieuses analyses qui rendent crûment sensible la modulation en continu de quelques partis pris tenaces : telle cette assignation du féminin à une essence, prétendument fondée dans les Écritures, qui garantit sous tous les régimes philosophiques et théologiques une primauté masculine conjointe à une secondarité féminine.
C’est en revenant au centre de la foi chrétienne, là où s’énonce la nouveauté évangélique, que Castiglioni trouve le passage pour sortir de l’ornière. Ainsi, prenant véritablement au sérieux la forme eschatologique des relations que le baptême inaugure, il montre que le christianisme est en mesure de libérer de la sempiternelle dissymétrie qui empoisonne la relation entre les sexes et enferme les femmes dans des stéréotypes et des pratiques qui les aliènent. Tel est bien le levier ici désigné : cette commune filiation divine qui, dans le Christ, fait les hommes et les femmes égaux, fils et filles de Dieu ensemble. Sachant que c’est dans cette identité filiale que les différences peuvent être reconnues, respectées, vécues sur un mode charismatique, donc d’une manière qui édifie l’humanité selon Dieu.
Rouvertes à la lumière de cette affirmation de l’égalité baptismale, les Écritures livrent de nouveaux trésors de sens. Le lecteur en fait l’expérience, renvoyé qu’il est de la Genèse au Cantique des cantiques, mais aussi entraîné dans le corpus paulinien d’où s’élève la proclamation de Galates 3,28 (« Désormais, dans le Christ, il n’y a plus l’homme et la femme »). Les pages consacrées à la manière dont Jésus rencontre les femmes et les hommes apportent beaucoup de lumières. À lire d’un peu près l’Évangile, dans la fidélité à ce que Jésus enseigne, on aurait dû savoir depuis longtemps traiter les femmes en vraies partenaires dans l’Église. Castiglioni souligne le refus de Jésus d’enfermer les femmes dans une nature ou une vocation qui leur seraient propres. Il montre celles-ci libérées et libres en sa présence, amies véritables, disciples fidèles, protagonistes décisives de l’annonce de la Résurrection.
Fort de ces savoirs théologiques retrouvés, un troisième temps de l’ouvrage en revient à quelques défis contemporains lancés par les théologies féministes, et plus généralement par un ordre anthropologique en crise. À ce sujet sont formulées quelques propositions remarquables pour repenser une masculinité libérée des stéréotypes tyranniques d’une virilité conquérante. De nouveau, l’auteur bouscule des partages traditionnels identifiant, par exemple, le soin ou l’intimité à la sphère du féminin. Et, de nouveau, c’est l’Évangile qui est désigné comme la référence libératrice, permettant en l’occurrence de trouver auprès de Jésus un modèle de masculinité dégagé d’archaïsmes patriarcaux.
Au nombre des défis à relever aujourd’hui s’ajoute évidemment la question ecclésiologique avec ce qu’elle impose de repenser, en particulier à propos d’une institutionnalisation des charismes présents dans les communautés chrétiennes et d’une possible « ministérialité ordonnée des femmes ». Nous sommes là au contact de l’actualité vive du dernier synode réuni par le pape François. C’est un chantier à investir d’urgence, et pour lequel l’ouvrage de Castiglioni fournit d’excellents outils, en même temps qu’il conforte dans la confiance que nous pouvons avoir dans les ressources de la tradition chrétienne. Ces ressources sont laissées dormantes, mais sont à disposition de l’institution ecclésiale, pourvu qu’elle se laisse toucher par un questionnement comme celui de ces pages.
Anne-Marie Pelletier