Nous proposons cet article de Mgr Tomas Halik, paru dans La Croix le 3/12/2020.
Merci à La Croix de nous permettre de publier ce texte.
Professeur de philosophie et de sociologie de la religion à l’Université Charles de Prague, Mgr Tomas Halik s’inquiète du fossé qui grandit au sein de l’Église catholique entre partisans d’une religion légaliste, tournés vers le passé, et défenseurs d’une révolution de la miséricorde, attentifs aux signes des temps.
Il y a quelques semaines, des nouvelles percutantes du Vatican ont fait la une des principaux journaux du monde. Le Pape François évoquait les homosexuels et leur droit à aimer d’une manière très humaine. Soutenant l’idée d’union civile entre personnes de même sexe, il a parlé comme s’il n’y avait pas eu de longs siècles de peur, de préjugés et de haine à l’égard des personnes non hétérosexuelles, des préjugés qui ont causé de nombreuses tragédies humaines et en ont poussé beaucoup au suicide.
Ce n’est pas ce que le Pape a dit exactement dans ce documentaire qui est crucial ; son soutien aux « unions civiles » (et non au « mariage ») des personnes LGBT et à une approche humaine de ces dernières est connu de longue date et se retrouve dans beaucoup de ses déclarations passées.
J’attendais quant à moi la réaction des ennemis de François. Y aurait-il encore de nouvelles «corrections filiales» de la part d’un groupe de théologiens conservateurs et des «dubia» (doutes, objections) de la part de certains cardinaux ? Cela s’était produit précédemment, quand, dans son encyclique Amoris Laetitia, le Pape François avait mentionné avec sensibilité que toutes les personnes divorcées et remariées ne devaient pas être brutalement privées de l’Eucharistie et tenues à l’abstinence sexuelle dans leur second mariage en toutes circonstances et pour toujours, mais que chaque cas devait être traité avec discernement et bienveillance, en tenant compte également de la conscience de chacun.
Les opposants du Pape
Ce que ces opposants exigent du Pape, c’est une application stricte de la lettre de la Loi. C’est exactement ce à quoi Jésus s’est opposé toute sa vie lors de ses rencontres avec certaines élites religieuses de son temps, engageant ses disciples à se méfier du « levain des pharisiens ».
Quel est le style de réforme de l’Église de François ? Le Pape n’est pas un révolutionnaire qui veut changer la doctrine de l’Église. Ceux qui le connaissent bien depuis des décennies disent qu’il n’est pas un théologien progressiste, mais plutôt qu’il est miséricordieux. La miséricorde est la clé pour comprendre sa personnalité et sa réforme.
Ce Pape ne change pas les normes écrites, il ne détruit pas non plus les structures extérieures, mais il transforme la praxis et la vie. Il ne change pas l’Église de l’extérieur. Au contraire, il la transforme beaucoup plus profondément, spirituellement, de l’intérieur. Il la transforme par l’esprit de l’Évangile ; c’est une révolution de la miséricorde. Dans son cas, ces mots ne sont pas de simples phrases pieuses et creuses. Sa réforme a le moyen de changer l’Église et de la ramener au cœur du message de Jésus plus profondément que bien des réformes passées.
Dans l’Épître à Philémon, nous lisons une histoire paradoxale. L’apôtre Paul a pris soin de l’esclave fugitif Onésime. Il l’a baptisé et le renvoie maintenant à son maître chrétien, Philémon, en ajoutant que l’esclave continuera à le servir. Cependant, Philémon doit aussi se rappeler qu’Onésime est maintenant son frère dans le Christ.
Un catholicisme sans christianisme
Ainsi, le christianisme ne préconise pas un renversement révolutionnaire violent du système de l’esclavage à la façon de la rébellion de Spartacus. Il appelle plutôt à la création d’un climat moral de fraternité humaine et de respect mutuel de la valeur de chaque être humain, dans lequel le système esclavagiste doit à terme rendre son dernier souffle.
Aujourd’hui, la mentalité d’une certaine forme de «catholicisme sans christianisme» (qui considère Donald Trump comme son chéri) nous rappelle les scribes et les pharisiens de l’époque de Jésus. Comment vivre avec ce poids de l’histoire de l’Église, garder le respect de l’Église, sentire cum ecclesia, et la fidélité à l’Évangile et puiser la force dans la promesse de Dieu de nous donner un « avenir plein d’espérance » ?
Le Pape François ne change pas les dogmes et ne remet pas non plus en cause les sections des documents de l’Église qui représentent des « produits » ayant expiré il y a longtemps et qui sont maintenant toxiques et nocifs. De même, le Concile Vatican II n’a pas officiellement annulé, par exemple, les indéfendables imprécations de Pie IX concernant la liberté de conscience, de la presse et de la religion (le tristement célèbre Syllabus des erreurs). Vatican II a plutôt publié un document contraignant (la constitution « Joie et espoir » – « Gaudium et Spes ») qui a fait de ces valeurs, jusqu’alors rejetées par l’Église, une partie intégrante de son enseignement.
Le courage chrétien du Pape François
Par son exemple personnel de courage chrétien, le Pape François nous inspire à ne pas être ni intimidés ni découragés par certains événements dans l’Église. Il nous appelle à agir comme de libres enfants de Dieu, en exerçant de façon responsable la liberté que le Christ nous a offerte et en ne nous soumettant pas à nouveau au joug de l’esclavage de la religion légaliste, comme l’apôtre Paul nous y invite avec force dans l’Épître aux Galates.
Au début de l'”Année de la Miséricorde«, certains d’entre nous avaient quelques doutes théologiques pour savoir si la notion de miséricorde n’interprétait pas l’amour de Dieu un peu trop »d’en haut”. Mais c’est à travers la miséricorde que nous invitons Dieu dans des relations humaines difficiles et douloureuses, non pas comme garant de principes immuables, mais plutôt comme un pouvoir bon, généreux, compréhensif, indulgent et réparateur, capable de transformer l’homme, l’Église et la société.
La ligne horizontale de la «fraternité humaine» dont le Pape a parlé dans la récente encyclique Fratelli tutti a besoin de sa ligne verticale d’amour en tant que miséricorde infinie qui dépasse toutes les frontières humainement concevables ; c’est l’amour sans frontières vers lequel nous ne pouvons nous diriger qu’en tant que but qui ne sera pleinement atteint que lorsque nous serons étreints par les bras de Dieu. Comme la plupart des sublimes paroles de Jésus, cet idéal ne doit pas devenir une «loi». Il doit plutôt rester une impulsion constamment provocante et prophétique.
Or en ces temps où le coronavirus sévit, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter d’une autre pandémie, celle du fondamentalisme et du sectarisme. En regardant les partisans catholiques de Donald Trump, je lutte contre la grande tentation du scepticisme : «Le dialogue œcuménique au sein de l’Église catholique» est-il même possible ? Je trouve le dialogue interreligieux, et surtout le dialogue avec des personnes cultivées et sérieuses en dehors de l’Église, tellement plus facile que toute discussion avec les gens qui combinent la religion avec des démarches populistes et nationalistes.
Un grand rêve s’achève en fumée
Pendant un demi-siècle, j’ai vécu un grand rêve : réunir tous ceux qui croient en Christ. Aujourd’hui, pour moi, ce rêve s’achève en fumée. Il y a des différences que je considère comme insurmontables, et ces différences ne sont pas entre les Églises mais plutôt à travers elles. Je ne peux vraiment pas défiler sous la même bannière que les gens qui prétendent avec véhémence que Dieu a créé le monde en six jours, que Moïse est l’auteur des cinq livres de Moïse (y compris les passages concernant sa propre mort), ni avec les gens qui s’opposent à quelque ordination des femmes.
Pour un grand nombre de chrétiens d’aujourd’hui, le contenu positif de la foi s’est vidé. Ils doivent donc trouver leur «identité chrétienne» dans des «guerres culturelles» contre les préservatifs, l’avortement, le mariage homosexuel, etc. Le Pape François a eu le courage de qualifier ce catholicisme réducteur et défini en négatif d’ « obsession névrotique ».
Il est certain que je ne vais pas quitter l’Église où je continuerai à rencontrer des personnes avec de telles opinions et convictions morales à la même table eucharistique. Je suis bien conscient que je suis moi aussi un être humain faillible et sujet à l’erreur. Néanmoins, je suis aux prises avec un doute de taille : n’est-il pas temps d’abandonner les poursuites de l’œcuménisme de « tous les chrétiens » et de se concentrer plutôt sur l’approfondissement d’un œcuménisme fécond (partage, synergie et enrichissement mutuel) entre personnes avisées, aussi bien croyantes que non croyantes ? Certes, nous récitons le même Notre Père et le même Credo. Cependant, je crains que nous vivions dans des univers parallèles inconciliables. La différence se trouve dans le «cœur» des gens.
J’ai la sensation d’être du même bord que les personnes qui suivent les connaissances scientifiques dans tous les domaines où la science est présente, tout en posant de profondes questions éthiques et spirituelles. Le chemin entre le fondamentalisme religieux d’un nombre considérable de chrétiens et le fondamentalisme scientifique tout aussi arrogant des athées militants est souvent étroit et difficile. Je suis néanmoins convaincu que c’est la voie à prendre pour suivre le Christ aujourd’hui.
Éviter un schisme
Nous pourrions peut-être encore éviter un schisme en instituant une sorte de « Concile Apostolique de Jérusalem », dont il est question dans les Actes des Apôtres, et en répartissant les tâches : les uns s’occuperaient des besoins des croyants qui aspirent aux certitudes du passé, tandis que les autres seraient à l’écoute des appels de Dieu dans les « signes des temps » à venir. Je me demande souvent si nous ne nous trouvons pas aujourd’hui dans une situation similaire à celle de l’apôtre Paul, qui a laissé Jacques, Pierre et les autres vénérables apôtres poursuivre leur ministère parmi les Juifs chrétiens, et a conduit la jeune et courageuse chrétienté de l’espace limité du judaïsme à l’oikoumene d’alors, dans un contexte culturel complètement différent. La mission de Paul a donné naissance au phénomène que nous appelons aujourd’hui le christianisme ; un phénomène qui annonce très probablement une sorte de détermination similaire pour franchir les frontières actuelles.
Aujourd’hui, le Pape François nous montre peut-être une telle compréhension de l’Évangile et une telle attitude envers la création et les personnes, surtout celles qui sont en marge, montrant de façon prophétique ce que nous appellerons demain le christianisme. L’identité chrétienne n’est pas enracinée dans l’immobilité mais dans le mouvement de l’Esprit qui agit dans l’histoire pour conduire les disciples de Jésus toujours plus profondément dans la plénitude de la vérité.